Réactiver le passé, épuiser le présent

Précédé des lyonnais T-shirt, le légendaire trio Codeine a honoré de sa présence le Transbordeur de Villeurbanne pour un concert inespéré qui a réalisé le vœu de beaucoup d’admirateurs d’indie rock : entendre en live l’un des groupes les plus influents de la scène alternative des années 1990

Quand un désir rencontre la réalité, il peut advenir que de la poussière déposée au fil du temps, une étincelle surgisse soudain de la matière inerte. Cette étincelle, jaillissant au Transbordeur de Villeurbanne un soir de septembre, en est l’incarnation et restera longtemps gravée dans les images mentales du public présent comme la chance inespérée d’assister au concert d’un des groupes cultes les plus discrets et les plus influents de l’histoire de la musique indépendante : les New-Yorkais Codeine.

Avant de plonger pleinement dans l’esthétique mélancolique et dolente du trio qui a donné au monde les coordonnées d’un mouvement inédit plus tard défini comme le slowcore, les lyonnais T-shirt investissent la scène avec un set saisissant en terme de charme et d’intelligence, proposant huit titres inédits qui figureront dans leur prochain opus prévu pour 2024. Dès l’ouverture avec Actor, le groupe donne le ton de la soirée qui suivra : dissonances, rugosités, angulosités et douceurs soudaines. Le suivant Unhinged s’ouvre sur une introduction à la Godspeed, s’ancrant par la suite dans un noise rock sillonné de riffs qui les rivent à une impression émotionnelle immédiate. Le ton décadent pris par la voix de Léa Thirion oriente l’ensemble vers un post-punk contaminé et indéfinissable. Dans Bags of kindness, le batteur Johanny Melloul grave violemment dans la roche le tempo à respecter, tandis qu’à la basse Victor Prud’homme hante le morceau de tourbillons inquiétants et les cris de Luc Simone submergent le public dans un déchaînement effréné.

La musique de T-shirt est un condensé de nombreuses influences et inspirations, partageant une intolérance à l’égard de la « chose facile », de la simplicité comme objectif perceptif. Chez eux, l’impact abrupt et brut de la rugosité du don de soi, toujours excessif et intempestif, est évident. Le résultat peut prendre la forme d’Acid rain, un morceau joussif et tourmenté, où les césures suspendent la réalisation complète du plaisir, le fixant au versant répétitif de sa propre mise en scène. Le riff d’ouverture d’Uranium Thorium est une pure poésie et inaugure un monde où stoner, shoegaze, post-rock et anti-folk peuvent se développer dans le même espace, produisant des résultats absolument surprenants. Le suivant You study the world prend une dimension surprenante, où la saturation sonore fonctionne comme un frein inattendu à la sauvagerie à laquelle les quatre artistes semblaient s’adonner auparavant.

Avant de quitter la scène, T-shirts propose deux autres titres : le bref Apholia, germe terne et décadent, et l’interminable Iron lung, dont l’introduction Mogwai-esque est suivie d’une section où une délicatesse rappelant Belle & Sebastian et Whistler offre aux voix de Luc et Léa la possibilité d’un entrelacement sensible. La coda parvient à faire cohabiter post-rock et slowcore et permet au groupe de prendre congé du public en rendant un bel hommage à ceux qui suivent.

Il est alors temps d’accueillir le très (trop) attendu Codeine, pour la première fois à Lyon : le trio américain n’avait pas rendu visite à l’Hexagone depuis 1994, date à laquelle il avait honoré ses fans français de trois concerts (Bordeaux, Nantes et Paris), juste avant sa séparation.

Codeine s’est formé en 1989 à New York grâce à la rencontre entre le chanteur Stephen Immerwahr, le guitariste John Engle et le batteur Chris Brokaw. L’année suivante voit l’apparition de Frigid Stars (Glitterhouse, 1990/Sub Pop, 1991), leur premier LP globalement bien accueilli tandis que la presse est loin d’imaginer l’importance historique de cette œuvre, véritable pierre angulaire de la musique indépendante.

Codeine sait habilement mélanger les derniers Velvet Underground, le séminal Galaxie 500, Tim Buckley, Nick Drake et Joy Division, donnant à ses compositions une texture nouvelle, capable d’affronter, avec déception et rémission, les années 1990 naissantes. Période féconde qui a été témoin de la naissance de groupes extraordinaires : on pense à Red House Painters et à Low, mais aussi à Mazzy Starr et à Black Heart Procession.

1992 est une année charnière dans l’histoire (très brève) du groupe : les enregistrements de Dessau (Numero Group, 2022), deuxième véritable album du groupe, ont dû patienter une bonne trentaine d’années avant de voir le jour comme dessein organique tel qu’il avait été conçu. Si Stephen avait interrompu le projet en raison d’une insatisfaction personnelle quant au résultat final, cela n’a pas empêché certains morceaux d’apparaître sur le riche EP Barely Real (Sub Pop, 1992), et d’autres sur le deuxième album (publié), The White Birch (Sub Pop 1994). Immédiatement après les enregistrements, Chris Brokaw quitte le groupe, décidant de se consacrer à plein temps au projet de la chanteuse bostonienne Thalia Zedek, Come. Après la tournée promotionnelle de 1994, qui a vu Codeine d’abord sillonner les Etats-Unis, puis l’Europe (où il a pris le temps de passer chez John Peel pour une de ses sessions), puis de nouveau outre-mer, le groupe décide de mettre un terme à son histoire. Jusqu’en 2012, du moins, quand le label Numero Group se met en tête de recontacter les membres pour leur proposer de rééditer l’intégralité de leur discographie, démos et bonus compris, à la condition de les revoir sur scène. Après une très courte tournée, le silence retombe pendant dix ans, jusqu’à la sortie, l’année dernière, de l’opus perdu et l’envie retrouvée de remonter sur scène – peut-être pour la dernière fois.

Ces éléments d’histoire en tête, impossible de ne pas profiter de chaque seconde de la prestation lyonnaise alors même que Stephan a été très clair sur l’avenir du groupe (« il n’y aura jamais de quatrième album de Codeine ») : les voir jouer des morceaux historiques et mythiques revêt un caractère exceptionnel et définitif.

D inaugure un set court mais immédiatement remarquable. La fameuse lenteur live, qui a fait dire à certains journalistes que sur scène, leurs chansons déjà lentes semblaient ralentir encore, s’impose et installe, dès les premières notes, une atmosphère lourde et oppressante. Le spoken word initial déclamé par Stephen Immerwahr, évoque le ton résigné d’une musique intimiste et réfléchie. Le morceau suivant, Cigarette Machine, suit l’aspect mélancolique matérialisé par l’observation d’un simple distributeur de cigarettes : prononcer des mots, c’est donner une physicalité à des pensées intérieures chargées de tourments. La guitare de John Engle gémit dramatiquement tandis que la batterie de Chris Brokaw sculpte un tempo ne laissant aucune échappatoire. Le délicat Barely Real dévoile une interrogation sévère sur la pauvreté de la vie et l’exigüité de l’être, tandis que Loss Leader semble procéder par opposition : là où la musique montre des aspects d’ouverture et de fluctuation vers le haut, les mots révèlent une plongée aqueuse vers le bas.

Dans Median, Stephen laisse échapper une rare et concise description de lui-même (« Grim and pure, like me »), tandis que l’incommode Washed Up opère par mouvements ondulatoires, avec l’insistance infinie d’un ressac qui fait apparaître les objets douloureux dans leur beauté éclatante. Tom ne détend certes pas l’atmosphère (« I need a reason to smile ») mais JR s’ensuit et semble permettre la libération des névroses post-adolescentes dans une saturation nécessaire.

L’excitation de jouer dans une nouvelle ville joue un mauvais tour à Stephen, lui faisant oublier de marquer le splendide Sea sur la setlist. Ses camarades réparent cet oubli et permettent à un public conquis d’apprécier l’une des plus belles perles de leur discographie. Le court Pickup Song suivant réussit en un peu plus de deux minutes à concentrer un sentiment de décadentisme résigné, plein d’oubli et de regrets.

La clôture du « regular set » ouvre l’espace à deux morceaux supplémentaires : Atmosphere, splendide reprise de Joy Division (qui n’est apparue qu’en 2012 dans le coffret exhaustif When I See the Sun), se présente encore plus dénudée que la version originale et, malgré la grande émotion dont fait preuve Codeine, se trouve magnifiée par la prudence rythmique du groupe. Chris remplace Stephan à la basse, et la première partie du concert s’achève sur le très fragile Pea, où un faible rayon de lumière semble percer l’épaisse couverture cendrée.

Un rappel fervent et convaincu permet au public de profiter de la présence du groupe pour trois titres supplémentaires : Cave-In s’attaque au continuum temporel, l’empêchant de s’écouler, même lentement, vers le futur. Une constriction pesante retient le temps, le renvoyant à son passé, à la condamnation d’un non-devenir.

Promise of Love opère un virage inattendu et soudain vers un final insoupçonnablement plus serein. Les contrepoints musicaux marquent une possibilité de salut, une échappatoire à l’oppression manifestée jusqu’alors. Si cela ne peut se faire par un changement radical de la musique, car cela signifierait, d’une manière ou d’une autre, un renoncement permanent à soi-même, il s’agit de l’affirmation que la musique poursuit sa lente et épuisante course.

Broken-Hearted Wine face B du 7″ Realize de 1992 clôt en beauté un concert mémorable de pur renouveau, même dépourvu de toute nouvelle chanson mais également de tout espoir de nouveaux albums (comme Stephan l’a signifié de nombreuses fois). Codeine souhaite faire ses adieux en laissant au public une permanence positive, et le choix se porte sur l’une des compositions où, bien qu’aucune forme de rédemption ou de salut ne soit envisageable, un geste d’offrande profond et pathétique apparaît. L’épaule sur laquelle pleurer brise toute mélancolie idiote et imperméable au monde extérieur. L’abandon de la monade impénétrable, même si cela semble dérisoire dans la proposition esthétique de Codéine, constitue un geste d’ouverture inattendu que l’on ne peut qu’accueillir avec une joie immense.

Le concert a eu lieu :
Le Transbordeur
3 boulevard Stalingrad – Villeurbanne
mercredi 6 septembre 2023 à 20h

Le Sonic et le Transbordeur ont présenté :
Codeine + T-shirt

Set T-shirt
Actor
Unhinged
Bags of kindness
Acid rain
Uranium thorium
You study the world
Apholia
Iron lung

Set Codeine
D
Cigarette Machine
Barely Real
Loss Leader
Median
Washed Up
Tom
Jr
Sea
Pickup Song
Atmosphere
Pea

Encore
Cave-In
Promise of Love
Broken-Hearted Wine

transbordeur.fr
sonic-lyon.fr